Cet aïeul, le comédien ne le connaît pas beaucoup; mais quand l'enfant d'Armentières venait rendre visite à sa famille à Bergues, il était fasciné par le petit homme à lunettes qui faisait vibrer toute la ville avec sa "guitare du ciel". Pour Dany Boon, Adalbert Carrière fait partie de ses "djinns", ses bons génies: "Adalbert, confie-t-il, je l'ai connu sillonnant la région pour jouer sur les carillons encore en état. Il est devenu sourd parce qu'il ne portait pas son casque." "Malentendant", rectifie l'intéressé, appareillé en Sonotone. "Il n'aimait pas porter son casque, par coquetterie, quand des filles venaient dans le beffroi", s'amuse Francine.
Le vieil oncle ouvre l'album photos et en sort un cliché souvenir. Lui et Francine attablés avec Dany Boon et Kad Merad pendant le tournage des Ch'tis. "Je dois bien être pour quelque chose dans cet incroyable triomphe." Le film, il n'y a pas compris grand-chose -"J'entendais mal"-, même s'il s'était posté au premier rang du cinéma de Dunkerque. Mais quand il a vu son beffroi et son carillon ainsi starisés, il a ressenti une grande fierté. Car "le carillon se situe là, tout près du c?ur", dit-il en plaquant la main contre sa poitrine.
"Le carillon, cela ne nourrissait pas son homme"
Adalbert, fils d'Arsène Carrière, tailleur à Bergues, et d'Alice, mère au foyer, a 7 ans lorsqu'il débute le solfège et le violon le jeudi après-midi. Puis ce mélomane précoce se met au piano, à l'orgue et au carillon. "Monsieur Nicolas, mon professeur de musique, qui était carillonneur et organiste à l'abbaye de Lille et à Bergues, est à l'origine de ma vocation", précise-t-il. Quand Paul Nicolas décide de passer la main, son successeur est tout trouvé. A 14 ans, Adalbert devient le plus jeune carillonneur de France. En fait foi ce document daté du 1er novembre 1934, signé de la main du maire de Bergues: "Considérant que le jeune Carrière Adalbert fait preuve de dispositions naturelles pour jouer au clavier, qu'il est du devoir de la municipalité et de son intérêt d'aider ce jeune Berguois à se perfectionner dans cet art, il est décidé que monsieur Carrière Adalbert est nommé carillonneur officiel de Bergues et jouira d'une traite annuelle de 600 francs." Une traite qui ne lui permet pas de vivre. Le musicien doit donc travailler dans une quincaillerie. "Le carillon, cela ne nourrissait pas son homme", se souvient-il.
Mais cela offrait de belles émotions, comme cette tradition du Nouvel An. "Mon père, chantre de Bergues, se postait au petit matin aux quatre faces du beffroi et, à l'aide d'un porte-voix, chantait en flamand: "Bonnes gens de la cité, je vous souhaite une bonne et heureuse année!" Aldabert, au carillon, l'accompagnait. Une scène de complicité père-fils immortalisée par un dessin au fusain accroché dans le salon des Carrière. Avant-guerre, Adalbert, inconditionnel de Ray Ventura, forme avec des amis "l'Adalbert jazz". Puis il est mobilisé pour le STO. Dans son camp, près d'Aix-la-Chapelle, il y avait un piano et un ami trompettiste. De quoi l'aider à tenir.
Il profite d'une permission, accordée parce que son père était malade, pour prendre la fuite et partir se cacher à Verlinghem, près de Lille, où il rencontre Francine. A la Libération, le couple s'installe à Bergues mais, effroi, le beffroi a été dynamité, et le carillon avec. Quinze ans de reconstruction, quinze ans passés à carillonner de l'autre côté de la frontière, à Malines. L'année 1961 sonne les retrouvailles d'Adalbert et de son beffroi. "Avec un carillon flambant neuf qui ne m'a pas quitté jusqu'à la fin de ma carrière." Si Adalbert a cessé de compter les Marche Nuptiale et les Ave Maria joués à Bergues pour les mariages et les enterrements, et les ritournelles carillonnées les lundi matin de marché, il sait parfaitement le nombre de cloches que contient son instrument: "50!" s'exclame-t-il. Un temps, pour ménager son effet, et il ajoute: "Non, 51. La 51e c'était moi."
Adeline FLEURY, envoyée spéciale à Hoymille (Nord) - Le Journal du Dimanche
dimanche 01 juin 2008